Introduction
Lorsque Aldous Huxley publia Le Meilleur des Mondes en 1932, le monde vivait une période de transformations. Les cicatrices de la Première Guerre mondiale étaient encore ouvertes, le fascisme, le communisme et le nazisme se développaient en Europe, et la société industrielle progressait avec de nouvelles formes de production de masse. C’était une époque où le progrès scientifique semblait capable d’offrir des solutions définitives à l’humanité, mais aussi un temps où les dangers de la massification, de l’aliénation et du contrôle social commençaient à se révéler. Dans ce contexte, Huxley proposa une dystopie qui demeure actuelle : une civilisation apparemment parfaite, qui a éliminé la guerre, la misère et la douleur, mais au prix de la liberté, de la vérité et de la propre essence de l’humain.
Le roman, situé dans un futur lointain, présente une société organisée en castes, où les êtres humains ne naissent pas, mais sont fabriqués en laboratoires et conditionnés dès le début pour accepter leur rôle. Le bonheur est obligatoire, garanti par des drogues, des plaisirs superficiels et la suppression de toute forme de souffrance. Dans ce monde, il n’y a pas de place pour la mémoire historique, pour la transcendance religieuse, pour l’art comme expression de la douleur ou de la beauté, et encore moins pour la liberté de choix.
Le point central du roman se trouve dans la figure de John, le Sauvage, qui, venant de l’extérieur de ce système, représente l’irruption de l’humain authentique, marqué par la douleur, la quête de sens et l’ouverture au transcendant. Sa trajectoire tragique expose les limites d’une société qui préfère la stabilité à la liberté, le plaisir immédiat à la vérité et l’aliénation collective au risque de la vie authentique.
À partir de cette œuvre, nous pouvons analyser le sexe réduit à un simple divertissement, l’érotisation précoce des enfants, la négation de l’histoire, la suppression de la religion, les formes de fuite institutionnalisées, l’appauvrissement de l’art, le contrôle biologique du corps féminin, la superficialité des relations, la manipulation de la vieillesse et la ritualisation de l’orgie. Chacun de ces aspects révèle les facettes d’une société qui, en essayant d’éliminer la douleur, finit aussi par éliminer la dignité humaine.
Aldous Huxley, entre dystopie et quête spirituelle
Aldous Leonard Huxley (1894–1963)
Écrivain, essayiste, philosophe et penseur social, il a laissé un vaste héritage qui traverse les genres littéraires et les champs de réflexion. Bien qu’il soit surtout rappelé pour son roman Le Meilleur des Mondes (1932), sa production révèle une imagination dystopique : plus qu’un romancier, il fut un critique des sociétés modernes et un chercheur d’une spiritualité universelle.
Huxley et son époque
Né dans une famille d’intellectuels britanniques, Huxley portait le poids d’un nom qui symbolisait l’avancée scientifique : son grand-père, Thomas Henry Huxley, fut le grand défenseur de Darwin. Cet héritage scientifique n’empêcha pas Aldous de s’ouvrir à une vision plus large, où science et spiritualité pouvaient dialoguer.
Sa jeunesse coïncida avec les premières décennies du XXᵉ siècle, une période marquée par les guerres, les transformations sociales et l’avancée de la technique. L’enthousiasme pour le progrès cohabitait avec la crainte de la massification et de la perte de liberté. C’est dans ce contexte qu’Huxley écrit Le Meilleur des Mondes, un roman qui dénonce les dangers d’une société sacrifiant la dignité humaine au nom de la stabilité et du plaisir artificiel.
L’écrivain de la dystopie
Dans Le Meilleur des Mondes, il décrit une civilisation apparemment parfaite : sans guerres, sans misère et sans souffrance, mais aussi sans liberté, sans véritable amour et sans transcendance. La société est biologiquement contrôlée, l’histoire niée, l’art vidé de sa substance, la religion supprimée, et même les relations humaines sont réduites à de simples plaisirs superficiels. Le résultat est une humanité « heureuse », mais déshumanisée.
Ce roman est une dénonciation philosophique, un avertissement : la quête d’un bonheur artificiel, sans douleur et sans conflit, conduit à un monde où l’essence humaine est sacrifiée. Le dénouement tragique de John, le Sauvage, montre que la vie sans transcendance devient insupportable, même entourée de plaisirs et de conforts.
Le chercheur du mysticisme
Si, dans Le Meilleur des Mondes, Huxley s’est révélé critique de l’aliénation sociale, dans ses œuvres ultérieures il montra un autre versant de son inquiétude : la recherche de la spiritualité. Dans La Philosophie Éternelle (1945), l’auteur défend l’idée que toutes les grandes religions du monde partagent une même sagesse mystique, une « vérité universelle » qui traverse les siècles et les cultures. Pour lui, christianisme, hindouisme, bouddhisme et autres traditions ne sont que des expressions différentes d’un même noyau d’expérience spirituelle.
Cet intérêt pour le mysticisme ne faisait pas de Huxley un occultiste au sens classique. Il n’appartenait pas à des sociétés ésotériques ni ne se consacrait à des pratiques rituelles. Sa préoccupation était philosophique et littéraire : comprendre l’expérience du sacré comme dimension universelle de l’humain. À ce titre, il s’approche davantage d’un penseur religieux que d’un initié aux mystères occultes.
Les Portes de la perception
Dans les années 1950, il radicalisa sa quête de transcendance en expérimentant des substances psychédéliques. Dans Les Portes de la perception (1954), il raconte son expérience avec la mescaline et défend l’idée que de telles drogues pouvaient ouvrir des « portes » vers des réalités spirituelles plus profondes. Le livre influença toute la contre-culture des années 1960, inspirant même le nom du groupe The Doors.
Bien que beaucoup l’aient accusé de faire l’apologie des drogues, ce que Huxley recherchait était plus complexe : comprendre les limites de la conscience humaine et trouver des moyens de les dépasser. Il croyait que, dans certaines conditions, ces expériences pouvaient révéler des dimensions spirituelles oubliées par la société technocratique.
Dystopie et spiritualité : un contraste fécond
En observant son œuvre dans son ensemble, on perçoit un contraste — et en même temps une continuité — entre le Huxley de la dystopie et le Huxley de la spiritualité.
- Dans Le Meilleur des Mondes, il dénonce une société qui élimine la douleur, la transcendance et la quête de sens.
- Dans La Philosophie Éternelle et Les Portes de la perception, il cherche à retrouver précisément ce que le monde technocratique nie : l’ouverture au mystère, la possibilité de l’expérience mystique, la dimension spirituelle de l’humain.
Ainsi, loin d’être seulement un prophète de la dystopie, Huxley apparaît aussi comme quelqu’un qui chercha des alternatives au vide moderne. Sa critique n’est pas destructrice ; c’est une convocation à redécouvrir la profondeur de la vie.
Présenter Aldous Huxley au lecteur, c’est montrer un homme partagé entre la dénonciation et la quête, entre le pessimisme de la dystopie et l’espérance du mysticisme. Il ne fut pas un occultiste, mais un philosophe de la spiritualité ; pas un simple romancier de science-fiction, mais un critique de la civilisation et un explorateur de l’âme humaine.
Sa pertinence demeure car il sut saisir les dilemmes centraux de notre temps : le risque d’échanger la liberté contre la stabilité, la tentation d’anesthésier la douleur plutôt que de l’affronter, la superficialité des relations dans une culture de consommation, et la nécessité de retrouver la spiritualité comme source de sens.
Huxley est, en dernière analyse, un auteur qui nous oblige à choisir : voulons-nous vivre dans le confort d’un « monde heureux » mais vide, ou sommes-nous disposés à chercher la vérité, même si cela coûte douleur, effort et risque ?
Le Meilleur des Mondes
Réparer est antisocial : l’empire de la consommation
L’un des éléments les plus révélateurs du roman est la maxime : « réparer est antisocial, remplacer est une vertu ». Dans ce monde, on ne répare pas les vêtements, les machines ou les objets. La logique de la société repose sur la consommation incessante. Le système économique dépend de la production de masse et du renouvellement constant des biens, de sorte que réparer quelque chose de cassé signifie aller à l’encontre du flux qui soutient l’ordre même.
Ce principe symbolise l’idée que rien ne doit durer : ni les objets, ni les relations, ni les affects. L’obsolescence programmée est étendue à la vie humaine. La durabilité est considérée comme l’ennemie du progrès. Ainsi, l’acte de réparer, qui autrefois représentait soin, responsabilité et résistance au gaspillage, devient une forme d’antisociabilité, une menace pour la stabilité du système.
On perçoit ici la critique de Huxley à l’égard de la logique capitaliste émergente du XXᵉ siècle, mais aussi une anticipation de phénomènes de notre temps, tels que le consumérisme accéléré, la jetabilité des relations et la perte de liens stables. Réparer est antisocial parce que cela implique de résister au flux de substitution continue qui maintient le système en mouvement.
Érotisation précoce des enfants
Un autre point troublant du roman est la manière dont la sexualité est traitée. Dès l’enfance, les enfants sont encouragés à participer à des jeux sexuels. Cette pratique est stimulée comme quelque chose de naturel et même de nécessaire pour la formation sociale. L’érotisme est introduit comme une manière d’éviter les répressions, les culpabilités ou les liens affectifs profonds.
Cet aspect, lu attentivement, n’est pas seulement une critique de la répression sexuelle du début du XXᵉ siècle, mais une dénonciation de la banalisation du corps et de l’intimité. La sexualité est transformée en mécanisme de contrôle social : plus tôt une enfant s’habitue au plaisir superficiel, plus il sera facile de la maintenir dans la logique d’une vie sans transcendance, sans profondeur et sans risques émotionnels.
L’érotisation précoce révèle la tentative de l’État d’annuler la dimension du désir humain comme ouverture à l’autre et au mystère. Ce qui devrait être expression d’amour et de communion devient simple technique de plaisir. Huxley dénonce ainsi la manipulation de la sexualité comme outil d’aliénation, anticipant un phénomène largement discuté aujourd’hui : l’hypersexualisation dans l’enfance et l’adolescence, aux conséquences dévastatrices pour la formation de la subjectivité.
La négation de l’histoire
Dans Le Meilleur des Mondes, l’histoire est abolie. Le passé est considéré comme dangereux, car il suscite comparaisons, réflexions et critiques. « L’histoire, c’est du déchet », affirment les éducateurs de l’État. Les livres classiques sont interdits ou réduits à de simples curiosités. Le calendrier est réorganisé, prenant Henry Ford comme référence, symbole de l’industrialisation en série.
La négation de l’histoire a un objectif clair : empêcher les individus de prendre conscience qu’ils pourraient vivre autrement. Sans mémoire, il n’y a pas d’identité. Sans passé, il n’y a pas de possibilité de résistance.
Cette suppression constitue une critique de Huxley contre toutes les idéologies qui, au nom d’un ordre nouveau, cherchent à effacer ce qui précède. C’est une dénonciation de la tentation totalitaire de manipuler le temps, de créer une nouvelle chronologie et de détruire les racines culturelles.
L’histoire, avec ses douleurs et ses luttes, est un rappel gênant que l’humanité n’est pas née achevée. En la niant, le système assure la soumission totale : sans histoire, il n’y a pas d’avenir, seulement répétition.
Religion et transcendance niées
L’un des points les plus forts du roman est la substitution de la religion par l’adoration de Ford. Les symboles sacrés sont ridiculisés. Le christianisme, le bouddhisme, toute tradition spirituelle qui renvoie au transcendant, est abolie. À la place, on trouve des cultes hédonistes et des rituels de masse, où la collectivité dissout l’individualité et où le plaisir physique remplace la quête du divin.
La religion est perçue comme dangereuse car elle suscite des questions sur le sens de la vie, la souffrance et la mort. Elle renvoie à une vérité qui transcende le système. C’est pourquoi elle est éliminée. L’homme du futur ne peut penser à Dieu, mais seulement à la stabilité du monde.
Huxley anticipe ici la critique selon laquelle la société technocratique tend à étouffer la spiritualité au nom de l’efficacité. La religion, réduite à superstition, est remplacée par des rituels artificiels qui ne nourrissent pas l’âme, mais produisent seulement une sensation d’appartenance. Le « Monde Nouveau » est athée non pas parce qu’il a cherché la vérité, mais parce qu’il a décidé d’éliminer la possibilité de transcendance.
Les formes traditionnelles de fuite : le soma
Toute société crée des mécanismes de fuite. Dans la modernité, nous trouvons l’alcool, les drogues, les jeux, les écrans. Dans Le Meilleur des Mondes, la fuite officialisée est le soma : une drogue sans effets secondaires, distribuée par l’État, capable d’éliminer toute souffrance et de produire un bien-être immédiat.
Le soma est plus qu’une substance. Il est le symbole de l’aliénation institutionnalisée. Quand quelqu’un ressent tristesse, colère ou angoisse, il ne doit pas réfléchir ni lutter, mais simplement prendre une dose de soma. De cette manière, on évite le conflit et on assure la stabilité.
Huxley dénonce ici une tendance profonde : transformer la douleur en quelque chose d’inacceptable, qui doit être éliminé à tout prix. Cependant, en éliminant la souffrance, on élimine aussi la possibilité de croissance, de maturité et de transcendance. Le soma est la métaphore de la société qui préfère anesthésier la douleur plutôt que l’affronter.
L’art vidé de son essence
L’art, dans le monde de Huxley, est réduit à un simple divertissement. La musique, le théâtre, la littérature, tout doit être simple, agréable et superficiel. Il n’y a pas de place pour le tragique, pour le beau, pour le sublime. Le grand art, qui naît de la douleur, de la quête et de l’inquiétude, est supprimé.
Le personnage Mustapha Menier explique que des œuvres comme celles de Shakespeare sont dangereuses parce qu’elles éveillent des passions intenses, des questions profondes, des angoisses existentielles. Dans le monde nouveau, cela est indésirable. L’art véritable est sacrifié au nom de la stabilité.
Cette critique est toujours actuelle. Dans une culture marquée par la consommation rapide d’images et de musiques, l’art court le risque d’être réduit à un produit jetable, incapable de toucher l’âme. Huxley montre que, sans art authentique, l’humanité perd une de ses formes les plus nobles de transcendance.
Contrôle biologique sur le corps féminin
L’un des aspects les plus inquiétants du roman est la manière dont la reproduction humaine est contrôlée. Les femmes n’accouchent plus ; tous les êtres sont produits en laboratoires. Le corps féminin, historiquement associé à la maternité, est perçu comme une menace pour l’ordre social.
Le résultat est un contrôle biologique absolu. La fertilité est abolie, la grossesse est obscénité, la maternité ridiculisée. Le corps de la femme, qui pourrait générer la vie de manière naturelle, est soumis à la logique de l’ingénierie sociale.
Cette critique de Huxley anticipe les débats contemporains sur la biopolitique et le contrôle des corps. Le roman montre qu’en niant la dimension naturelle de la maternité, le système élimine non seulement un lien humain fondamental, mais transforme aussi le corps féminin en objet de manipulation technique.
Relations interpersonnelles réduites
Dans Le Meilleur des Mondes, il n’y a pas de place pour l’amour, l’engagement, l’exclusivité. La maxime est : « chacun appartient à tous ». Les relations durables sont découragées. La jalousie est considérée comme une maladie. L’amitié profonde est rare. Le sexe est encouragé, mais le lien affectif est vu comme une menace pour la stabilité.
Cette superficialité révèle un monde où l’autre n’est pas reconnu dans sa singularité, mais seulement comme instrument de plaisir. La relation humaine est réduite à une fonction sociale, sans véritable intimité.
Huxley dénonce ainsi la déshumanisation des relations. Sans liens profonds, il n’y a pas d’identité, pas de communauté authentique. La collectivité n’est qu’une masse, incapable de générer des attaches.
Vieillesse manipulée
Dans le roman, la vieillesse est contrôlée biologiquement. Les individus vieillissent sans maladies, mais aussi sans dignité. Le corps est maintenu jeune artificiellement jusqu’à un certain point, puis la mort est programmée, sans douleur, dans des cliniques aseptisées.
La vieillesse, avec sa sagesse, sa fragilité et sa proximité de la mort, est perçue comme une menace. C’est pourquoi elle est cachée, manipulée, vidée de son sens. La société ne tolère pas la décadence, parce qu’elle ne tolère pas la réalité.
Huxley dénonce ici la tentative moderne d’éliminer la mort de l’expérience humaine. En la transformant en événement technique, la société perd l’occasion de réfléchir sur le sens de la vie.
Orgie ritualisée
À la place de la religion traditionnelle, Le Meilleur des Mondes institue des rituels de masse appelés « orgies solidaires ». Lors de ces cérémonies, la musique, les drogues et la collectivité conduisent les participants à une sorte de transe hédoniste, dans laquelle l’individualité est dissoute.
Ces orgies ritualisées sont la parodie de l’expérience mystique. Au lieu de conduire au transcendant, elles mènent au vide. Elles sont la version profane d’une liturgie, où la communion n’est pas avec Dieu, mais avec le plaisir et l’aliénation collective.
Huxley montre que, lorsque la spiritualité est supprimée, apparaissent des substituts dégradés, incapables de satisfaire la soif profonde de l’âme.
La mort de John : le dénouement tragique
John, le Sauvage, est le personnage qui incarne la résistance. Né en dehors du système, élevé avec des références à la Bible et à Shakespeare, il croit en l’amour, en la liberté, en la transcendance. En entrant dans le « monde nouveau », il devient objet de curiosité, mais ne parvient pas à s’y adapter.
Il cherche la solitude dans un phare, tentant de se purifier par le jeûne, la prière et la pénitence. Cependant, la société ne le laisse pas en paix. Journalistes, curieux et même touristes se rendent à son ermitage pour le transformer en spectacle. Incapable de supporter l’exposition, partagé entre la quête de pureté et la tentation des plaisirs, John finit par céder, participe à une orgie, se sent coupable et, au comble de sa douleur existentielle, se pend.
Sa mort est symbolique : elle représente la défaite de la liberté face à l’aliénation collective, mais aussi la dénonciation la plus radicale de Huxley. John préfère mourir plutôt que de vivre dans un monde où il n’y a ni vérité, ni transcendance, ni amour authentique.
Un État qui peut tout : biopolitique du bonheur et totalitarisme thérapeutique
L’engrenage politique du Meilleur des Mondes ne se limite pas à « un gouvernement fort » ni à un technocratisme efficace ; il met en scène le projet d’un État qui peut tout, non pas parce qu’il exhibe des policiers omniprésents ou la torture visible, mais parce qu’il domine les conditions de possibilité de la vie elle-même. Le pouvoir ne se contente plus de prescrire des lois ; il fabrique des sujets. La naissance n’est pas un événement biographique, c’est une étape de production ; l’éducation n’est pas dialogue, c’est conditionnement ; le bonheur n’est pas conquête, c’est protocole. Dans cet agencement, Huxley anticipe ce que nous appellerons plus tard la biopolitique : l’État administre les corps et les populations, régule le désir, standardise les affects, oriente la mort. L’omnipotence étatique apparaît, paradoxalement, sous la forme de la douceur, un totalitarisme thérapeutique qui promet de supprimer toute douleur en échange de la capitulation de la liberté.
Le fondement de cette omnipotence est technologique et pédagogique. On ne gouverne pas seulement par décret, mais par laboratoire et par pouponnière. L’ingénierie reproductive (avec ses castes planifiées) élimine la contingence de la filiation et, avec elle, la trame de loyautés qui échappe d’ordinaire à l’État : famille, tradition, transmission symbolique. L’hypno-conditionnement remplace le discernement : des slogans répétés pendant le sommeil deviennent des réflexes d’adhésion, si bien que le consentement est fabriqué avant même l’éveil de la raison. L’usage du soma ferme le circuit : chaque friction du réel rencontre un anesthésique prêt à l’emploi. Un État qui « peut tout » n’a pas besoin de réprimer violemment ; il prévient le conflit en le dissolvant dans la chimie et l’habitude.
Cette omnipotence est aussi épistémologique. Le monde de Huxley n’est pas seulement un régime sans liberté ; c’est un régime sans hauteur ni profondeur. La censure n’opère pas d’abord par l’interdiction explicite des livres (même si elle passe aussi par là), mais par saturation des stimuli, par l’abaissement de la culture en distraction constante, par le vidage de l’art et par la ridiculisation de la pensée « incommode ». L’effet n’est pas le silence imposé, mais le bruit perpétuel, un océan de divertissement qui empêche l’émergence des questions. Lorsque Mustapha Menier archive des expériences scientifiques, lorsqu’il « met sous clé » Shakespeare, il ne craint pas seulement des idées ; il craint des expériences de densité. Un État qui peut tout ne veut pas d’hérésies ; il veut des surfaces.
L’État omnipotent, ici, ne revendique pas de souveraineté sur le transcendant, il dissout le transcendant. Il n’y a pas d’appel au-delà du monde ; le culte public est « l’orgie solidaire », une liturgie de plaisir et de communion narcotisée. Au lieu d’une religion qui limite le pouvoir, il y a des rituels qui le servent, car ils convertissent le désir d’infini en extase administrable. Là où la religion classique dresse un autel qui limite l’État (« tout n’appartient pas à César »), la parodie rituelle du Monde Nouveau intronise César à la place du sacré. Un État qui peut tout n’a pas besoin de théologiens ; il a besoin de techniciens de l’extase et de gestionnaires de l’humeur.
L’omnipotence est également économique. « Réparer est antisocial » n’est pas un caprice de consommation ; c’est le dogme fiscal qui maintient le moteur allumé : production continue, mise au rebut continue, désir continuellement attisé. L’économie n’est donc pas une sphère autonome, mais le bras opératif de la politique : la consommation devient devoir civique, et le citoyen, un nœud de circulation. Un État qui peut tout est celui qui peut dicter jusqu’au rythme de l’ennui, parce qu’il contrôle le cycle désir–satisfaction–obsolescence. Subvertir cela, réparer, épargner, contempler — c’est, en effet, subversion.
En subordonnant la science à la « stabilité », l’État exhibe son omnipotence sur la vérité. Mustapha Menier n’interdit pas la recherche par ignorance, mais par calcul politique : certaines découvertes déstabilisent plus qu’elles ne profitent. La vérité cesse alors d’être une valeur intrinsèque pour devenir un intrant gouvernable. Ce point est décisif chez Huxley : lorsque la science ne cherche plus le réel, mais l’utile pour l’ordre, l’État a franchi la ligne qui sépare gouvernement et tutelle et a pénétré dans l’infantilisation délibérée du corps social.
Le trait peut-être le plus sophistiqué de cette omnipotence est qu’elle se passe du spectacle de la peur. À l’inverse du monde d’Orwell, où 1984 érige la terreur en ciment social, Huxley imagine un pouvoir qui gouverne par le plaisir. L’oppression ne se ressent pas comme oppression ; elle se ressent comme confort. La perte de liberté n’est pas perçue, parce qu’elle a été convertie en soulagement de la responsabilité. Un État qui peut tout devient ainsi père et nourrice, gardien de l’humeur publique. Le prix est élevé : la maturité morale, avec ses douleurs et ses grandeurs, est troquée contre une minorité perpétuelle. La société se retrouve sans adultes parce qu’il n’y a plus de circonstances qui exigent du courage.
Il existe toutefois une fissure dans cette omnipotence : elle dépend d’une maintenance incessante. Il faut renouveler les doses de soma, actualiser les conditionnements, soutenir les niveaux de consommation, colmater les fuites de sens. Le suicide de John met cette fragilité à nu : un seul homme, touché par des paroles que l’État ne parvient pas à transformer en marchandise — Shakespeare, l’amour, la culpabilité, la transcendance —, devient corps étranger dans l’organisme parfait. Le système ne le « convertit » ni ne le « réfute » ; il l’écrase par épuisement, convertissant sa douleur en spectacle. L’omnipotence, au fond, ne persuade pas ; elle sature.
Comparé aux régimes historiques, l’État de Huxley anticipe, sur le mode littéraire, une gouvernementalité à faible friction : moins la botte sur le visage, plus la main qui cajole ; moins de prisons, plus de distractions ; moins de décrétions de la peur, plus de gestion de l’humeur. L’effet politique est identique à celui des tyrannies classiques — soumission, homogénéisation, bâillonnement de la conscience —, mais atteint au moyen d’instruments qui paraissent bénins. Voilà pourquoi la critique de Huxley est si aiguë : le mal qui sourit est plus persuasif que le mal qui menace.
Sur le plan philosophique, un État qui peut tout signifie un État sans contre-pouvoirs. Famille, religion, art, science, économie — toutes les instances qui, dans des sociétés libres, peuvent limiter le pouvoir — y sont internalisées. Tels des organes annexes du Léviathan, elles n’offrent plus de résistance ; elles offrent de la fonctionnalité. Il en résulte un monde sans « entre-deux », sans espaces de refuge où la personne puisse devenir personne. Si tout est État, même sous le masque de la « qualité de vie », rien n’est liberté.
Enfin, l’omnipotence étatique dans le Monde Nouveau est un pacte : l’État « peut tout » parce qu’il doit tout : il doit le bonheur, il doit la stabilité, il doit l’absence de douleur. Pour remplir cette obligation absolue, il envahit tout le champ de la vie. Et parce qu’il l’accomplit avec efficacité, il reçoit le consentement. Le cercle se referme. L’avertissement de Huxley, dès lors, ne vise pas seulement la tyrannie explicite ; il vise la tentation d’externaliser le sens. Si nous acceptons qu’un autre — l’État, la technique, le marché — définisse, fabrique et distribue le bonheur, nous nous apercevrons vite que, pour garantir le paradis, il a dû abolir l’homme.